La Russie vacille

Publié le par Clément

LE MONDE | 24.08.05 | 14h32  .  Mis à jour le 24.08.05 | 14h32

u-dessus de la foule qui progresse vers le Palais d'hiver flottent des fanions religieux et des icônes. Le cortège est formé de milliers d'ouvriers en grève, venus de dizaines d'usines de Saint-Pétersbourg, capitale de l'empire. Ils viennent porter une pétition au tsar. Ils demandent une journée de travail de huit heures et des augmentations de salaire. Ils ne brandissent ni drapeau rouge ni slogan marxiste. De leurs rangs s'élèvent des hymnes orthodoxes. Manifestation, ou procession ? En tête, deux ouvriers portent un portrait de Nicolas II.

 

Le meneur de la marche est un prêtre aux longs cheveux bruns, le regard intense, la peau mate "comme un Tzigane", selon les témoins. Le pope Gapone a 35 ans, des origines modestes de fils de paysan ukrainien (de la région! de Poltava), un talent d'orateur et un désir énorme de se porter au secours du petit peuple, en s'en remettant au tsar. C'est aussi un personnage mystérieux, que certains soupçonnent de liens avec l'Okhrana, la police politique.

Dans les années précédentes, Georgui Gapone a eu un protecteur redoutable, nul autre que Sergueï Zoubatov, chef de la section spéciale du département de la police, l'inventeur du concept de socialisme policier. Zoubatov a été un grand recruteur d'agents secrets, le meilleur d'Europe, dit-on, un as de l'infiltration des organisations révolutionnaires. Sergueï Zoubatov considérait que sa mission consistait à rallier les ouvriers à l'autocratie, en leur fournissant les moyens de défendre leurs intérêts. Il fabriqua des syndicats (appelés sociétés d'entraide ou unions) contrôlés en sous-main.

Gapone en était une efficace figure de proue. Ce qui n'enlève rien, en ce jour de pétition de masse, à la sincérité fiévreuse du prêtre. Gapone était ! un idéaliste influençable, qui verra tout lui échapper.

! Nous sommes le 9 janvier 1905, selon le calendrier julien (22 janvier dans le calendrier grégorien). La dynastie des Romanov va, dans quelques instants, vaciller.

La Russie est agitée de protestations ouvrières et de troubles dans les campagnes. Grâce aux efforts du ministre des finances, Sergueï Witte, le pays s'est pourtant modernisé. Le Transsibérien est en construction, des emprunts sont levés à l'étranger, le pétrole se développe à Bakou. La Russie est à cette époque la cinquième économie du monde (aujourd'hui, la dix-septième). Mais les 100 millions de paysans de l'empire, qui forment l'écrasante majorité de la population, vivent enfoncés dans la pauvreté.

Un régime policier enserre la société, muselle les journaux. De petits partis révolutionnaires ont commencé à s'implanter. Les actes de terrorisme se multiplient. Le ministre de l'intérieur, Viatcheslav von Plewe, vient d'être assassiné ­ - un sort déjà subi par son prédécesseur. Un avocat originaire de l! a région de Samara, Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine, observe tout cela avec minutie, de son exil à Genève.

Aux confins de l'empire, en Mandchourie, la guerre avec le Japon, qui dure depuis un an, a tourné au fiasco. Port-Arthur est tombé, après deux cent trente-neuf jours de siège. La Sainte Russie est humiliée. Qui plus est, par des "macaques" ! ­ - Nicolas II désignait toujours ainsi les Japonais, dans son journal. La "petite guerre victorieuse" dont le pays avait "besoin" (la formule est du ministre Plewe) devait fournir une diversion opportune. Raviver le patriotisme, faire oublier les troubles internes de la vaste monarchie. C'est, au contraire, la déroute.

De nombreux grévistes, en ce dimanche 9 janvier, proviennent d'usines métallurgiques et d'armement, parmi lesquelles les fabriques de canons Poutilov, dans les faubourgs de Saint-Pétersbourg. C'est là que l'organisation du pope Gapone tient une de ses meilleures bases. Après ! le renvoi de quatre ouvriers, dont deux activistes, par la dir! ection, l'usine est sens dessus dessous. La grève s'est étendue à d'autres fabriques.

Que dit la fameuse pétition, brandie par le cortège des protestataires ? C'est un long texte implorant, imbibé de ferveur monarchique. Il a été lu et relu, passé de main en main, applaudi lors d'assemblées agitées d'ouvriers. Georgui Gapone en est l'auteur. C'est une supplique au tsar : "Nous sommes venus vers toi, Sire, pour chercher justice et protection. Nous sommes tombés dans la misère. On nous opprime, on nous écrase d'un travail au-dessus de nos forces. (...) Sire, est-ce conforme aux lois divines, par la grâce desquelles tu règnes ? (...) Démolis le mur entre toi et ton peuple, et qu'il gouverne en commun avec toi."

Le froid est vif, en ce dimanche d'hiver, sur les rives de la Neva. Les ouvriers pétitionnaires sont là, par dizaines de milliers, ils approchent de la porte de Narva. Des détachements armés sont déployés. La ville est paralysée.! Le Palais d'hiver, résidence officielle de l'empereur, est une forteresse assiégée. Le tsar ne s'y trouve pas. Il est en famille, dans son palais et ses parcs verdoyants de Tsarskoïe Selo, à une vingtaine de kilomètres. Le soir, en père attentif et époux tendre, il aime y faire la lecture à l'impératrice Alexandra et à leurs quatre filles (Alexis, le tsarévitch, né à l'été 1903, est encore bébé). Puis il rédige quelques lignes dans son journal, avant de se coucher.

Dans son inimitable style télégraphique, Nicolas II écrit, le soir du 8 janvier, à la veille des événements qui changeront la face de son empire : "Journée claire et froide. J'ai eu beaucoup de travail. Nous avons eu Freedericks (le chef de la garde du palais) à déjeuner. J'ai fait une longue promenade. Depuis hier, toutes les usines et fabriques de Saint-Pétersbourg sont en grève. On a fait venir des troupes des environs pour renforcer la garnison. Jusqu'ici les ouvriers ont été calmes. ! On estime leur nombre à 120 000. A la tête de leur Union se tr! ouve une sorte de prêtre socialiste nommé Gapone." Il ajoute que le ministre de l'intérieur l'a tenu informé des mesures prévues.

Le lendemain, en fin de matinée, des cavaliers de la garde impériale, sabre au clair, chargent les manifestants. Des corps sont piétinés par les chevaux. La foule continue d'avancer. Des soldats ouvrent le feu sur elle. Des massacres se produisent en plusieurs endroits de la ville. Selon les données officielles, on dénombre 96 tués et 353 blessés (dont 34 mourront des suites de leurs blessures). Les sources non officielles parlent de centaines de morts. Perdu au milieu de ce désastre, le prêtre Gapone se relève, et s'écrie en tremblant : "Il n'y a plus de tsar !"

Le soir de la tuerie, toujours à Tsarskoïe Selo, Nicolas II inscrit dans son journal : "Journée pénible. De sérieux désordres se sont produits à Pétersbourg en raison du désir des ouvriers de venir jusqu'au Palais d'hiver. Les troupes ont dû tirer dans plusieur! s endroits de la ville. Il y a eu beaucoup de tués et de blessés. Seigneur, comme tout cela est pénible et douloureux. Maman est venue de la ville juste à l'heure du service. Nous avons déjeuné en famille."

Pourquoi l'armée a-t-elle tiré ? Diverses explications ont été avancées. Complot ourdi par une camarilla pour remplacer Nicolas II par un tsar fort ? Edward Radvinski, un des biographes russes du dernier empereur, cité par l'historien Michel Heller, juge la version trop romantique : "En Russie, on adore trouver des conspirations là où il n'y a que je-m'en-foutisme pur. Quelqu'un n'a pas vérifié quelque chose ni prévenu quelqu'un... Quelqu'un, désireux de se garantir, a fait venir la troupe et éloigné le tsar de Pétersbourg... C'est par bêtise ou par paresse que, le plus souvent, adviennent chez nous de grands et terribles événements."

A partir de ce jour, le tsar acquiert un surnom : "Nicolas le sanglant". Il cesse d'être le tsar "Batio! uchka", le Petit Père protecteur. La monarchie durera enco! re douze ans, mais n'effacera pas cette tache noire des esprits. Nicolas II l'a-t-il compris ? C'est un homme ordinaire, portant une charge qui l'écrase. Une conviction est ancrée chez lui : son pouvoir doit être autocratique, car en Russie, telle est la nature des choses, et tel est l'héritage qu'il veut transmettre, à son tour, à son fils.

La révolution russe de 1905 commence le 9 janvier. Une vague de soulèvements s'empare du pays. Nicolas II décide de s'appuyer sur le général Trépov, auquel il confie la police de tout l'empire. Ce dernier entre dans la postérité en ordonnant à ses hommes : "Ne ménagez pas les cartouches !" Des paysans incendient des propriétés de nobles. Au cours de l'été, le port d'Odessa est le théâtre de la révolte du cuirassé Prince-Potemkine, dont Eisenstein fera, en 1925, un film remarquable de la propagande soviétique, Le Cuirassé Potemkine.

Les marches de l'empire ­ - a Pologne, la Baltique, le Caucase, la! Finlande - ­ s'embrasent à leur tour. La police réplique en attisant les tensions interethniques. A Bakou, à Choucha, les affrontements entre Arméniens et Azéris (appelés Tatars) font des centaines de morts. En octobre éclate la première grève politique générale de la Russie. Elle est organisée par les partis révolutionnaires et les unions professionnelles. Dans les universités, l'agitation est à son comble.

Nicolas II écrit à sa mère : "Tu as, bien sûr, le souvenir de ces jours de janvier que nous avons passés à Tsarskoïe... Or ils ne sont rien, en comparaison des jours d'aujourd'hui. (...) Peux-tu imaginer pareille ignominie ? Il n'est question que de grèves, de sergents de ville, de cosaques et de soldats assassinés, de désordre, de troubles et d'agitation." A Pétersbourg est apparu un soviet des députés ouvriers, embryon de deuxième pouvoir.

Le 17 octobre, Nicolas II signe un manifeste qui met fin formellement au pouvoir absolu! en Russie. Il accorde des droits civiques à la population : l! iberté de parole, de presse, de réunions, d'unions. Il accepte de faire "passer tous les textes de lois par une Douma d'Etat ". "Il ne s'agit rien de moins que d'une Constitution", écrit-il avec résignation à sa mère.

Sergueï Witte, le brillant ministre des finances, a participé à l'élaboration de ces réformes. Il a parlé, jour après jour, à l'empereur, pour le convaincre. Sergueï Witte n'est pas précisément un libéral au sens politique, mais il est réaliste et sent le péril. Il fallait lâcher du lest. La Constitution ? " Elle est dans ma tête, confiera-t-il un jour, mais, du fond du cœur, je crache dessus." Witte comprenait que les autorités ne disposaient pas des moyens militaires nécessaires pour restaurer l'ordre par la force. Le tsar est acculé. Lorsque, le 27 avril 1906, Nicolas II assistera avec son épouse, dans la grande salle du palais Tavrichesky, à la convocation de la première Douma, i! l bougonnera : "Je ne pardonnerai jamais cela." Nicolas II dissoudra la première Douma après dix semaines.

Entre-temps, la publication du manifeste du 17 octobre a été interprétée, par la paysannerie russe, comme le coup d'envoi d'un vaste défoulement anarchique. Les troubles agraires, accompagnés de pillages, de banditisme, de pogroms contre les communautés juives, dureront des mois. A la grande déception de Nicolas II, les concessions politiques n'ont pas permis d'apaiser la situation. Des expéditions punitives de la police sont dépêchées vers les provinces. La révolution de 1905 a changé les institutions politiques, mais non les attitudes politiques, souligne l'historien Richards Pipes. La monarchie russe continue de prétendre que rien n'a changé. Les organisations libérales ont connu leur apogée. Les socialistes, pour leur part, émergent de cette tourmente plus déterminés que jamais à exploiter les faiblesses du pouvoir et à préparer la seconde phase, soc! ialiste, de la révolution. Lénine parlera de 1905 comme d'une ! "répétition générale".

Et le prêtre Gapone ? Après avoir fui vers la Finlande, il rentre en Russie au lendemain du manifeste du 17 octobre, espérant blanchir son nom. Il est harassé, torturé par la tournure qu'ont prise les choses, hanté par les morts du 9 janvier. Ses vieilles accointances le rattrapent. A l'issue d'une parodie de procès clandestin, dans une datcha près de Pétersbourg, il est pendu, le 28 mars 1906, par des membres d'un groupuscule terroriste, l'Organisation de combat des socialistes révolutionnaires, agissant sur les ordres d'un dénommé Evno Azef. Ce dernier, comme on l'apprendra plus tard, n'était autre qu'une des meilleures taupes de l'Okhrana...


Natalie Nougayrède

Bibliographie

The Russian Revolution (1899-1919), de l'historien américain Richard Pipes.
Ed. Colins Harvill, Londres, 1990.
Une somme magnifique, avec une! dédicace qui en dit long : "Aux victimes".

Histoire de la Russie et de son empire, de Michel Heller.
Traduit du russe par Anne Coldéfy-Faucard. Ed. Flammarion "Champs", 1999, 986 p., 12,20 €.
Passionnant, truffé de détails vivants, de portraits croqués, et rendant bien les différentes interprétations qui ont pu être données des événements, à différentes époques.

Nicolas II, de Marc Ferro.
Ed. Payot, 1991, 369 p., 11 €.

Nicholas II, Emperor of all the Russias, de l'historien britannique Dominic Lieven.
Editions John Murray, 1993.

Georgui Gapone : invention et vérité, de I. Ksenofontov.
Publié en russe, à Moscou, aux éditions Rosspen, 1996.
C'est "le" livre sur Gapone, très fouillé. La thèse de l'auteur est que, si Gapone a eu des contacts avec l'Okhrana, il était complètement sincère dans sa lutte pour les droits des ouvriers. Malheureusement non traduit en français.



! Article paru dans l'édition du 25.08.05

Publié dans Histoire

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